J'en suis là. J'ai trente-trois ans. Trente-trois ans et l'impression que ma vie aurait dû s'achever il y a longtemps. Avec celle d'Abel.
Je suis là, trente-trois ans, l'impression que ma vie aurait dû s'achever avec celle d'Abel et mes vieux souvenirs, comme si j'étais né hier. C'est incroyable comme l'on oublie le passé lorsque le présent nous comble, et comme il resurgit brutalement lorsque l'on se perd dans sa perspective du futur...
Je n'y avais vu que du feu. Lorsque j'allais me réfugier dans la chambre  de mes parents après avoir subis le  de mes terreurs noctures et que je demandais d'une voix naïve où était mon père. Elle me rétorquait tout aussi candidement "il travaille"... comment un homme peut-il consacrer plus de temps à son travail qu'à sa famille, durant sa vie? Vie qu'il avait perdue, d'ailleurs ! Arrachée impitoyablement par des policiers. Bien sûr, j'étais trop jeune et je ne savais pas lire. Si c'était le cas, j'aurais pu voir les faits divers dans la gazette locale et j'aurais pu faire le lien entre l'absence de mon père et les séries de cambriolage.
Tout crédule que j'étais, j'ai continué à aller à l'école, à apprendre le combat avec mes parents et à découvrir mes talents musicaux. Puis, comme tout le monde, j'ai grandi, je suis devenu adolescent. Je suis peut-être un peu vantard, mais quel bel adolescent j'étais ! J'en viens presque à regretter l'époque où il suffisait d'une belle gueule pour avoir les filles à ses pieds... et où cette situation apportait de la satisfaction, ainsi que le plaisir d'écraser un imbécile qui pensait que la taille des muscles faisait un bon combattant.
J'ai décroché mon diplôme et j'ai arrêté les cours. C'est durant cette période que j'ai déménagé en Arizona, et que j'y ait rencontrée Jessica. L'amour de ma vie. Durant un concert, je crois, la ville où je vivais en organisait régulièrement pour promouvoir les nouveaux artistes. Je l'ai abordée et puis... tout s'est passé très naturellement. De rendez-vous en rendez-vous, ça a progressé.
Je reçu plusieurs coups de fils, adressés de la part d'anciens amis à mon père. Ils ont tenté plusieurs fois de me convaincre de le remplacer dans la fonction qu'il occupait, mais... cette vie ne me plaisait pas. Je me sentais bien et j'aurais tout fait pour que cet état dure le plus longtemps possible.
Quelques mois plus tard, j'emménageais chez Jessica. Un an après, elle accouchait. Et la descente commença.
Nous avions déjà choisi son prénom : Abel. Après l'interminable attente dans le couloir de l'hôpital, on m'annonça la nouvelle que tous les futurs pères redoutent : elle avait fait une fausse couche. De retour à la maison, plus rien n'était comme avant. L'atmosphère avait viré à la mélancolie et la monotonie... nous avons réessayé plusieurs fois d'avoir un enfant, sans succès. Au fil des jours, des semaines, des mois, l'amour s'est envolé. Notre séparation fut aussi légère que notre rencontre.
Elle était la seule raison pour laquelle je restais en Arizona, et elle est partie ; avec elle l'illusion que ma vie se portait à merveille. Je n'avais plus d'argent, plus de logement. Et je reçu un autre coup de fil. Cette fois, plus de raison de refuser...
Ils m'informèrent qu'après que mon père ait été descendu, la fuite avait été la seule solution pour ne pas être à leur tour enfermés. Ils me demandèrent de les rejoindre là où ils sévissaient désormais, dans l'Ohio.
Ainsi commençais-je une vie de criminel, comme mon père. Je cambriolais les gens et il m'arrivait de braquer des supérettes. Et même si mes coéquipiers étaient rassurant, une angoisse pesait continuellement : je savais dès lors que je n'avais pas le droit à l'erreur. Et l'une d'elles eut raison de moi.
Cette nuit-là, le propriétaire s'était réveillé durant notre cambriolage, et nous avions convenu de porter un tazer pour faire face à cette éventualité, ainsi qu'une arme à feu en cas de rencontre musclée avec un représentant de la loi. Je sortis mon tazer et j'appuyais sur la gâchette ; manque de chance, c'était mon colt. C'était la première fois que je tuais. Manque de chance ; le propriétaire était éveillé depuis bien longtemps et il avait déjà appellé la police. Et lorsque nous envisagions la fuite, il était trop tard ; les sirènes retentirent en bas. Je ne sais pas quelle idée saugrenue m'est passée par la tête à ce moment-là, mais j'ai brisé une fenêtre pour tenter de bondir sur l'immeuble d'en face. Hélas, la charpente en dessous de la fenêtre sur laquelle je voulais me réceptionner n'était pas stable. Je me souviens du bois qui craque, de la chute libre, puis du vide. Suivi du réveil. Ma descente aux enfers s'achevait ; je m'y trouvais alors. Et les années que j'y ai passé me reviennent en tête chaque nuit. Lorsque je parviens à trouver le sommeil, les mêmes cauchemars me hantent toutes les nuits.
Je me demande parfois quel sort m'attendrait encore là-bas si je n'étais pas parvenu à m'extirper de mes chaînes à l'aide de la foule qui s'échappait des Enfers.
Je me suis réveillé dans le cimetière de mon village natal, après vingt ans passés entre quatre planches. Mon domicile était désormais habité ; je vis maintenant à Fresno, seul avec mes trente-trois ans, mes vieux souvenirs, ma souffrance éternelle et l'impression que ma vie aurait dû s'achever avec celle d'Abel.