Tonnent les peurs dans l’ébullition des cœurs, fébriles encore d’une mort transie sur mon effigie. Les esclaves du roi avaient creusé sous son palais le sépulcre, mon trône, de son fils adoré que la foule démente d’allégresse avait acclamé. Il dresse la flèche de son donjon vers les cieux comme la turgescence raide de vice des souterrains qui veut féconder les espaces, afin qu’y brillent les étoiles diaphanes de leur sang funeste qu’ils ne peuvent faire briller dans leurs tombeaux, où ne paissent que les faims vermiculaires. Des feux orientaux consument, dans la peau mordorée qu’ils ont appliqué par-dessus les veines d’onyx de la chair marmoréenne qu’ils m’ont taillée, l’air sans lequel ils suffoqueraient. Ils m’offrent toute vie et le risque de leur mort pour que brille dans mes yeux l’âme d’un dieu qui les couronnera. Son auguste cité aux tours obombrant le firmament gît sur les fondations de l’exutoire où chaque soir, de la veille de ma grandeur au matin de mon déclin, il me sacrifice les premiers-nés des mères de son pays, enhardi par les hardes rivales qu’il voit à l’horizon depuis les plaines menacer de débâcle son orgueilleux empire. Je lui céderai la victoire s’il m’accorde la gloire.
Je n’ai jamais rien exigé des monarques. Nés du sang j’ai déchu, de mon empyrée l’atrabile des hommes, des émissaires mages des déserts de la raison qui colportèrent dans les boudoirs les visions qu’en cauchemar je leur avais offertes et qu’ils croyaient avoir vues de leurs yeux, aliénés tels qu’ils confondaient le rêve et la réalité. Mais le rêve n’est pas moins vécu, et ce que je lègue en visions, vous pouvez en hériter en vérité pourvu que vous ne me fâchiez pas et que vous soyez dociles. Alors que dans les cités où s’accumulaient les richesses qui rendaient leurs maîtres paranoïaques de craindre d’en être un jour spoliés par les fantassins d’un conquérant, qui n’auraient pour mérite que d’avoir été plus fort mais non guère plus rusés, les rumeurs qui me concernaient intéressèrent vite les plus puissants. Ce ne sont pas les plus ignares qui croient le plus volontiers aux cruautés païennes, ce sont ceux qui ont trop de pouvoir pour que les prières les sauvent.
Les saigneurs des indigents branlaient de pusillanimité face aux inimitiés des seigneurs de guerre. Je réponds aux appels des premiers et des seconds, et j’aide les uns et les autres sans faire balancer l’échiquier d’un côté ou de l’autre. A tous me supplier de les suppléer, ils restaurent l’équilibre qu’ils s’imaginent perturber ; et je suis seul gagnant, joueur hégémonique d’une tricherie dont ils abusent et bourreau de ces âmes prêtes à tout pour absolument rien. Je n’épargne rien personne, puisque tout le monde me demande le massacre de l’autre, et ainsi tous punis de leur main par ma volonté. Ils me stigmatisent, ces bougres séraphiques, à prêcher leur verbe arachnéen ! On dit aux plus hautes sphères que l’Enfer est restauration de la pureté, mais que moi comme certains païens je ne suis que le Mal, avec l’emphase d’une majuscule qui surligne la mort de la morale qui s’incarne en moi. Fi, délateurs et conspirateurs ! Je les punis tous ! Je suis l’incarnation charnelle probablement la plus fidèle de ce que serait le Purgatoire. Ce ne sont pas ces anges qui sont garants de quelque pureté, ils ne sont là que pour faire adorer un fantoche bien vite disparu. Le Purgatoire n’a pas attendu le Livre pour exister ; il est une idée, comme moi née avec la volonté. Tout ce qui veut connaît dans ses méandres mon existence… Je suis la peur avec laquelle ils s’acharnent dans toutes leurs actions, toutes criminelles, parce que je suis le remords qui les accule : peut-être aurais-je pu faire autrement ? Je suis liberté…
C’est un homme d’affaires. Son orgueilleux empire aussi fait face à d’autres, il a remplacé le fer des lames par celui des pièces et c’est en devises vertes qu’est bâti son château. Il toise depuis sa haute tour de verre et d’airain le Manhattan enveloppé dans la mémoire de son sommeil. Il se tourne vers moi, la haine de son regard nourrit le mien. Il a lu dans quelque grimoire archaïque d’un fanatique qui voulait invoquer Lucifer, croyant peut-être que le Porteur de Lumière le serait parce qu’il la garderait pour plonger dans la ténèbre toutes les lieues alors qu’il n’en est rien, et a fait taillé à ses esclaves modernes une effigie nouvelle de laquelle renaît le phantasme de mon ignominie. L’homme très riche et très couard est prêt à tout.
Verse ton sang dans mes veines. J’entendrai.
L’homme très riche et très couard pose un drap dans mes bras. Il l’ouvre. La lumière lui fait mal aux yeux. Alors l’enfant pleure. De ma gorge où béent les ambitions mortifères et les désirs coupables surgit le cri rauque d’une bête qui fait hurler l’enfant et tressaillir l’homme très riche et très couard, soudain très effrayé et très sceptique. Peut-être pourrais-je faire autrement ? Non, fils de ma voix père de mon âme, ton empire sera ruines si tu ne t’inclines devant moi. Glisse ta lame dans les plis de sa peau. Jusqu’à la garde. L’ambre de l’innocence coule. Jusqu’à mon âme. Ce nouvel ichor dans mon corps m’arrache un hurlement d’exultation et dans la solitude de la nuit, pétrifiée dans cette statue, sa peur s’apaise quand le calme revient et qu’il ne me voit pas surgir.
Alors le doute et le remords s’insinuent dans son échine. Qu’ai-je fait ?! J’ai cru à des superstitions et tué cet enfant pour me panthéoniser ! Je ceindrai ton front de gloire, fils de ma voix père de mon âme. Mais verse ton sang dans mes veines. Je ne peux pas m’être trompé, j’ai entendu sa voix me parvenir !
Il essaiera demain.
Il comprendra comment.
Il enlinceulera
son fils dans son lange.
Salammbô la plus délicieuse, et la plus grande par ma grâce, m’offrit ses viscères comme une sybarite voulant m’offrir sa chair. La vulvéenne carthaginoise dédia sa progéniture à ma gloire ; et comme chacun des enfants me fut sacrifié sans que jamais aucun ne pût être le second d’une fratrie, tous étaient les premiers et tous la menèrent plus haut jusqu’à ce que je l’épuisasse de mettre au monde trop de fois les instruments de sa grandeur et qu’elle pérît en donnant vie. Ses desseins icariens me versèrent à la fin son propre sang impur. Son fils le roi a fondé sa cité sur les catacombes où aujourd’hui il me trépane son héritier et l’hybris de sa dynastie. Est-il de plus grand sacrifice que celui qui est la seule opportunité d’immortalité pour un homme ? La peur est un Canaan où chaque désir est l’hapax de la vie. On ne se sent vivant que quand on se sent mortel…
Ils sont venus. Et ils ont brûlé mes idoles, comme un ultime sacrifie au nouveau et vrai Dieu révélé par un usurpateur du nom de Christ, imaginant qu’ils me disperseraient dans le jadis comme un cauchemar dans les nuits d’antan et que Dieu me soufflerait aux tréfonds de l’oubli une fois que les fumées de mon culte lui seraient parvenus. Que nenni ! Dieu n’a cure de ces querelles. Elle laisse les hommes devenir meilleurs ; ou plus mauvais.
Mais à trop les laisser, elle en est
MORTE. Dieu est la seule chose qui puisse réellement ne plus exister. Est-ce que quelque chose qui n’existe pas, peut avoir un jour existé ? Je suis endeuillé depuis sa disparition, dans le deuil de ma raison. Je suis face aux limites de mon propre intellect, me découvrant mortel parmi les mortels ; mortel parmi la création ; mortel parmi tout ce qui existe. Il n’est dorénavant plus rien à quoi qui que ce soit puisse se raccrocher comme un idéal vers lequel tendre. Les hommes, enfin, sont seuls. Ils vont devoir construire eux-mêmes leurs propres dieux qui ne seront que des idéaux auxquels ne plus rendre de culte mais témoigner leur fidélité par des actions, et ce sont ces actions qui existeront et feront de nouveaux immortels… L’empyrée est vide de son espérance, et le regard tourné vers Gaïa. Je pressens qu’une guerre point. Les hommes ne seront plus entendus par aucun dieu qui soit aux cieux. Ils se tourneront vers Lucifer, et l’enfant des profondeurs devra faire son ascension seul par-delà l’orage qui plongera le Cosmos dans la pénombre de la mort. Ils le vénéreront avec la peur d’enfants qui, orphelins de leur mère, n’ont plus qu’un père dont ils craignent les coups pour leur tenir la main. Et lui tenant la main, ils feront de leurs corps équarris par les maux une montagne sur laquelle la famine, la guerre, la mort et la mélancolie de la voix de Dieu qu’ils ne peuvent plus faire entendre, leur permettront d’allumer dans les mains d’un nouveau dieu qui perdra son nom la lumière perdue.
Mes épigones seront légions. Ils me hèleront auprès de leur berceau, m’imploreront de protéger leurs enfants des rancœurs obsidionales en échange de leur sacrifice, et jamais le sang n’aura été plus délectable depuis que j’ai goûté celui d’une mère, toutes Salammbô à l’orgueil nouveau. Je n’ai jamais rien demandé aux monarques. Mais quand les guerres elles-mêmes se feront les émissaires de visions qu’on n’a de Moloch qu’en cauchemars, alors mon ombre paraîtra dans le lointain. Je serai le souvenir de l’espérance qu’ils n’auront plus, et moi-même comme mes frères païens les nouveaux dieux d’un monde à l’agonie, je serai un Nemrod dont le glaive fera tomber la tête de Lucifer, pour que jamais de cette glaise impie il ne tire un nouveau monde et que la Terre devienne le Purgatoire suspendu dans l’infini d’une Création qui n’attend plus de fin…
Je ne suis pas cruel,
je suis l’innocence
je suis la peur
parce que je suis le remords,
je suis la liberté et elle suit mes pas.